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Au cours de l’été 2004, j’ai travaillé dans la boutique du site historique de Grand-Pré dans la vallée d’Annapolis. Doté d’une grande beauté naturelle, le site a pour mission de sensibiliser les visiteurs à l’histoire du peuple acadien et leur déportation de leur pays par l’armée britannique. On m’avait plus ou moins viré de mon emploi précédent. Réflexion faite, ma tendance à écouter de la musique en songeant à tout et à n’importe quoi plutôt que de servir la clientèle devait y être pour quelque chose. Dans la boutique de Grand-Pré, je pouvais mettre la musique que je voulais, pour peu que je la sélectionne des albums de musique acadienne en rayon. Ma préférence était pour Madame Butlerfly, le projet New Age méconnu d’Édith Butler. Bien assis au milieu de poteries de grés et de tapis crochetés, écoutant une version de Le grain de mil accompagnée de chants en une langue que je soupçonnais être le mandarin, j’avais vue imprenable sur des murales historiques d’Acadiens s’affairant à construire des digues. Les hommes portaient culotte et bas longs; les femmes : bonnet et tablier.
Le peintre Mario Doucette n’a jamais pu composer avec ce costume. « Ça m’a toujours dérangé. J’avais pu faire de la recherche sur les vêtements qu’ils portaient à l’époque, mais dans mes tableaux on dirait que c’était plutôt mal passé. » Il se souvient d’avoir vu de semblables images quand il était adolescent. Dans ses séries précédentes, Histoires et Bagarres, Mario a utilisé le dessin au trait et un style naïf afin d’accéder au point de vue de l’enfant. Il cherchait ainsi à repenser la version romantique-mythique de l’histoire acadienne qu’on lui avait transmise à l’école. Vifs, fantasques et sans façon à la fois, ses dessins et peintures de cette époque laissent entrevoir un désir adolescent d’enluminer les marges des descriptions folkloriques qu’on retrouve dans les centres d’interprétation et les textes scolaires.
En s’appuyant sur des recherches poussées, Doucette met en valeur des aspects de l’histoire acadienne délaissés dans les récits courants, lesquels sont fortement inspirés d’œuvres telles qu’ Évangéline de Longfellow, où les Acadiens se voient attribués le rôle de victimes passives. « Je mets en avant des héros, des gens qu’on devrait connaître. Ce sont des choses qu’on n’a pas vues à l’école. On ne savait pas qu’il y avait une résistance acadienne, on ne savait pas qu’il y avait des gens comme [chefs de la résistance] Boishébert et Broussard. »
Toutefois, l’œuvre de Doucette est empreinte d’une incertitude persistante. Dans ses tableaux, les Acadiens ne portent pas le costume folklorique que j’ai vu au site historique de Grand-Pré. Plutôt, ils sont présentés sous la forme de corps translucides, ou bien
ils sont nus, ou bien l’artiste a gribouillé dessus. Dernièrement, dans les tableaux de sa nouvelle série, Harias, Doucette les représente dans des toges romaines. Ces choix soulignent un enjeu clé dans son projet : l’absence de sources historiques qui représentent la perspective acadienne.
« Nous avons seulement eu une perspective de notre histoire, c’est la perspective des British. Les livres d’histoire ont été écrits d’après leurs témoignages. »
Confronté à l’impossibilité d’une version foncièrement juste de l’histoire acadienne, Doucette s’est rendu compte qu’il n’était pas question d’éviter le récit traditionnel. Au contraire, il fallait l’aborder pour y chercher une issue à l’impasse. Néanmoins, Doucette considère qu’il jouit d’une grande liberté dans son exploration de l’identité acadienne grâce à son approche ludique et sa perspective excentrée. « Ce qui me plaît c’est justement ce jeu, cette liberté vraiment incroyable de créer des œuvres par rapport à l’histoire de l’Acadie, parce qu’on ne sait pas vraiment [comment ils vivaient]. »
Si l’œuvre de Doucette rappelle fortement l’esthétique du outsider art, ou art brut, ce n’est pas par hasard. Doucette témoigne une grande admiration pour les artistes autodidactes comme Henry Darger et apprécie la liberté dont on jouit en travaillant hors du système.
Justement, dans la mesure où ils ont joué un rôle marginal dans la définition de leur propre histoire, les Acadiens représentent une perspective qui s’apparente à celle des artistes évoluant hors du système. En juxtaposant anachronismes et inventions originales à des symboles historiques, Doucette établit un lien entre ses propres choix loufoques et ceux des artistes historiques. Des symboles comme le lion britannique et Superman, mythe américain par excellence, se rencontrent dans son art et révèlent l’absurdité de récits imposés de l’extérieur.
Nous avons seulement eu une perspective de notre histoire, c’est la perspective des British. Les livres d’histoire ont été écrits d’après leurs témoignages. — MARIO DOUCETTE
Dans ce paysage historique peuplé d’idoles déchues, Doucette est libre d’habiller ses Acadiens comme il veut. « Je m’aperçus que si on ne connait pas l’histoire des Acadiens de l’époque de leur vécu, pour moi c’était au-delà du temps. Alors je les ai peints nus pendant des années et puis maintenant ils sont en toges romaines pour continuer un peu cette veine néoclassique. »
À priori, les tableaux à l’huile méticuleux au style néoclassique de la série Harias n’ont rien à voir avec l’esthétique ludique et naïve des autres séries de Doucette. Or, on peut concevoir ces tableaux comme des composantes d’une installation plus large.
En effet, quand Doucette les expose, il aménage la galerie pour la transformer en un musée d’histoire et transporte ainsi le public dans un autre monde. « C’est tout à fait de l’art de la propagande que je fais. Le message se fait transmettre non seulement par l’œuvre, mais aussi par l’environnement. » S’il caractérise son propre art d’art de la propagande, il est évident que Doucette pense ainsi de tout l’art historique. Dès lors, il s’approprie les ornements de l’art officiel pour légitimer ses nouvelles versions de l’histoire acadienne.
« Les gens qui entrent dans une salle qui est transformée, ils vont plutôt chuchoter. » L’histoire alternative que Doucette a d’abord imaginée dans le style d’un dessin d’enfant se réalise maintenant dans un environnement où les gens peuvent s’immerger.
Doucette reconnaît que son sujet est circonscrit et affirme que son œuvre est destinée d’abord aux Acadiens. Néanmoins, il espère que tous ceux qui voient ses tableaux peuvent apprécier leur intérêt universel. En abordant la problématique de l’absence historique, Doucette se pose des questions aux implications globales concernant l’historiographie, le rôle politique de l’art historique et les perspectives d’évolution au-delà d’idées reçues et de récits dépassés. Tel un élève songeur dans un cours d’histoire, Mario Doucette se retrouve baigné dans la tradition, à la recherche de la liberté, pour son art et pour l’identité acadienne.
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